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​Pourquoi un féminicide n'est pas un fait divers ?

Les féminicides sont nombreux, trop nombreux. Ils sont le produit d'un système qui légitime les violences faites aux femmes.

Pourquoi un féminicide n'est pas un fait divers ?

L'assassinat de Chahinez, brûlée vive par son mari.

Le 5 mai 2021, le journal Le Monde titrait : « Mérignac : une femme meurt, brûlée vive en pleine rue par son mari récidiviste »[1]. Passés l'effroi et la sidération, le lecteur apprend que Chahinez, 31 ans et mère de 3 enfants, a été assassinée par son ex-conjoint. Ce dernier lui a tout d'abord tiré dans les jambes, à plusieurs reprises, pour finir par l'asperger d'un liquide inflammable et la faire brûler vive.

Chahinez avait déjà porté plainte. Son mari avait déjà été condamné. Pour des violences conjugales. Sur Chahinez. Il avait écopé le 25 juin 2020 de 18 mois de prison, dont 9 mois fermes. Ainsi que d'un sursis probatoire avec obligation de soins qui débuta le 9 décembre. 5 mois plus tard, il commet un féminicide.

Comme l'explique Marie France Labrecque[2], il existe une distinction entre fémicide et féminicide. Le fémicide est le fait de tuer une femme parce qu'elle est de sexe féminin. Le féminicide, lui, rajoute une dimension : celle de la responsabilité de l'État, incapable de protéger la vie des femmes. Il s'agit alors d'incurie étatique. Marcela Lagarde y de los Ríos va même jusqu'à évoquer un « crime d'Etat »[3].

On connaît le décompte macabre effectué par la page Facebook « Féminicides par compagnon ou ex »[4]. Entre 2019 et aujourd'hui, on dénombre environ 278 féminicides en France.

Ces meurtres en série laissent entrevoir ce que l'on pourrait appeler une forme de « barbarie ». Tout comme l'assassinat de Chahinez, de Sohane (Vitry en 2003) ou de Shérazade, aspergée d'essence en 2005 (Neuilly sur marne). Brûlées vives sur la place publique.

Difficile de ne pas penser au Moyen-Âge. Difficile de ne pas penser aux « sorcières » immolées sur l'autel d'une peur ancestrale, irrationnelle, au fondement même du régime patriarcal. « L'effroyable féminin » disait Freud. « Le continent noir ». Méduse & co.

Cependant, nous ne sommes pas des barbares. Nous disposons d'une civilisation, d'une culture, d'un État. Nous disposons d'une justice, de lois, d'une police. Nous disposons de soignants, de chercheurs, d'associations.

Et pourtant, l'acte meurtrier du mari de Chahinez semble barbare. S'agit-il d'une barbarie individuelle ? D'un individu égaré en proie à des démons intérieurs capables de l'extraire de l'organisation civilisationnelle ? J'en doute. « Où est l'origine du Mal ? » disait, lors d'un stage de responsabilisation à destination des auteurs de violences conjugales, un des participants.

Épineuse question. Nul doute qu'il sera impossible ici d'en faire le tour. Néanmoins, deux axes semblent se dégager. Tout d'abord, il est nécessaire d'accepter que cette violence est avant tout humaine. La réduire au registre des monstruosités subjectives ou encore de la maladie mentale nous permet d'éviter d'y penser, de la mettre à distance. Et c'est ainsi qu'elle se répand.

Les féminicides sont nombreux, trop nombreux. La société gagnerait à s'intéresser d'avantage aux conditions de possibilités d'existence de ces violences. Après tout, comme l'écrivait Max Weber, l'État n'est-il pas censé assurer la co-existence pacifique des libertés ? Or, nous vivons sous le joug d'une société patriarcale. Les individus, femmes et hommes, en sont les premières victimes.

L'éducation genrée assigne des places stéréotypées aux deux sexes. Pour caricaturer : au petit garçon, le flingue ; à la petite fille, le balai. Dès le plus jeune âge, c'est la reproduction d'une domination qui s'installe. Et tout le monde perd en liberté. Aux hommes, la force, le courage, le pouvoir. Aux femmes, la douceur, les enfants, le soin.

L'être humain est un animal politique au sens où il est profondément social. Sortez des cases attribuées, et c'est la souffrance qui vous guette. Ce terreau sociétal est le berceau des violences faites aux femmes et donc des féminicides.

Une grande partie des féminicides arrivent au moment de la séparation. Il est, dans la loi, interdit de tuer. Néanmoins, dans le continuum de la légitimation de l'appropriation des femmes par les hommes, de la culture du viol et des leviers de domination qui sous-tendent l'organisation sociale, la société donne indirectement aux hommes le droit de tuer.

Évidemment, la dimension sociétale n'explique pas tout. Tous les hommes ne tuent pas leurs compagnes dès lors que leur couple chavire. Cependant, de nombreux individus présentent des failles psychiques, sans qu'elles ne soient pour autant des pathologies constituées : histoires d'abandon, trauma, surexposition à la violence, etc. Ces fragilités viennent directement s'engouffrer dans l'organisation sociale patriarcale qui, dans un mouvement paradoxal, autorise tacitement l'exercice d'une domination tout en condamnant le passage à l'acte violent. De la rencontre entre des fragilités individuelles et une société patriarcale naissent les féminicides.

Autant de raisons de rappeler la mission fondamentale de l'État dans la mise en œuvre de politiques publiques ambitieuses et dans le soutien aux associations pour que la barbarie recule. Notre force civilisationnelle doit permettre une mise en lumière des mécanismes à l'œuvre dans les violences faites aux femmes. La société évolue. Et eux aussi. Il est donc nécessaire de continuer à chercher. A injecter de la pensée là où le chaos de la violence règne.

C'est pourquoi le CIDFF 92 NORD souhaite que d'avantage de moyens soient attribués à la lutte contre les violences sexistes et sexuelles, dont le féminicide est une des acmés.

Il faut renforcer la formation des policiers.

Chahinez avait porté plainte avant son assassinat.

Il faut donner de réels moyens financiers pour la prise en charge des auteurs afin de lutter efficacement contre la récidive (mieux financer les futurs CPCA[5], développer les stages de responsabilisation, financer les consultations psychologiques dédiées pour les auteurs de violences conjugales avec ou sans obligations de soin, développer l'hébergement des auteurs, etc.).

L'ex conjoint de Chahinez avait une obligation de soin. Celle-ci a-t-elle pu se mettre en place ? Dans quelles conditions ?

Il faut développer la prise en charge des enfants co-victimes des violences conjugales et systématiser un protocole de prise en charge des enfants témoins de féminicides.

Chahinez avait trois enfants.

Il faut mener des actions de prévention dès le plus jeune âge pour que ce type de rapports de couple basés sur la domination et la violence ne soit plus jamais acceptable ni accepté.

Il faut soutenir les actions locales de proximité. Au plus près des victimes. Au plus près des auteurs.

Non, un féminicide n'est pas un fait divers. Ce n'est pas un fait isolé. Les féminicides interrogent la société en tant qu'elle fait corps. Ses organes doivent se saisir d'une mission civilisationnelle : œuvrer à la co-existence pacifique des libertés. Si la civilisation échoue à penser le rôle de l'égalité femme – homme au sein de cette co-existence, peut-être faudrait-il alors interroger la légitimité de notre organisation sociétale.

Le CIDFF 92 Nord présente ses plus sincères condoléances aux proches ainsi qu'à la famille de Chahinez. Une pensée également pour nos collègues du CIDFF de Gironde qui accompagnaient Chahinez dans ce difficile parcours de sortie des violences.


[1] https://www.lemonde.fr/societe/article/2021/05/05/feminicide-une-femme-meurt-brulee-vive-par-son-mari-recidiviste-pres-de-bordeaux_6079249_3224.html

[2] Labrecque, Marie France (2012). Féminicides et impunité. Le cas de Ciudad Juárez. Montréal : Ecosociété

[3] Marcela Lagarde y de los Ríos (2010). Préface. « Feminist Keys for Understanding Feminicide : Theoretical, Political, and Legal Constructions ». In Rosa-Linda Fregoso et Cynthia Bejarano (dir.). Terrorizing Women, Feminicide in the Americas (p. xxiii). Durham/Londres : Duke University Press.

[4] https://www.facebook.com/feminicide

[5] Centres de Prise en Charge des Auteurs

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